ARTICLE 1 21 juin 2000 Frenchelon, les grandes oreilles made in France Par Danielle Kaminsky et Jérôme Thorel « Nous n'avons rien à envier des Américains. Nous avons notre équivalent d'Echelon en France, notamment au sein d'une station d'écoute de la région parisienne, avec moteurs d'analyse sémantique pour trier l'information. » Voilà en substance ce qu'affirmait un officier de la DST à quelques journalistes au début de l'année 1998. C'est le jeu de la guerre secrète. Soit juste après le premier rapport du Parlement européen dénonçant Echelon. Que la France se soit dotée de telles capacités n'est pas une surprise. « C'est le jeu de la guerre secrète, à nous de faire comme eux et d'être aussi performants. C'est, “Je te tiens, tu me tiens par la barbichette !” Il serait malvenu de s'en offusquer ! » indiquait un espion français au journal Le Point en 1998. C'est d'ailleurs cet hebdomadaire français qui a révélé l'existence de ce réseau de surveillance électronique, surnommé Frenchelon par les Anglo-Saxons. Plus fort : révélations confirmées à l'époque par le directeur de cabinet du ministre de la Défense… Frenchelon a été construit au fil des ans par deux entités du ministère de la Défense : d'une part la DGSE, les services secrets au sens large, et d'autre part la Direction du renseignement militaire (DRM). Une première liste détaillée des bases françaises de ce réseau d'écoute a été publiée par Le Monde en février dernier. Ces bases sont présentées comme rattachées à la DGSE et à sa « direction technique » (ex-GCR pour Groupement des contrôles radioélectriques). Dixit Une quinzaine de bases françaises d'écoute Le Monde : « Ces moyens d'interception, satellitaires ou autres, sont déployés à Alluets-Feucherolles (Yvelines), Agde (Hérault), Domme (Dordogne), Mutzig (Bas-Rhin), Solenzara (Corse-du-Sud), Saint-Barthélemy (dans les Antilles), La Réunion, Djibouti et à Mayotte (Océan indien). » La lettre confidentielle Le Monde du renseignement, le 16 mars 2000, en a compté une quinzaine, et ajoute à la liste le plateau d'Albion (Alpes-de-Haute-Provence), une commune des Pyrénées Orientales (Saint-Laurent-de-la-Salanque), et la caserne Filley à Nice. Par ailleurs, un accord avec les Émirats Arabes Unis a permis d'installer des stations d'écoute dans cette région du Golfe. Une autre station évoquée par Jean Guisnel (auteur de l'enquête du Point), dans un ouvrage publié l'an dernier : celle « secrètement installée sur la base spatiale de Kourou [avec l'aide des services allemands], spécialement mise à profit pour surveiller les communications satellitaires américaines et sud-américaines ». Mélange des genres : Kourou est aussi cité comme base « associée » au réseau Echelon… De manière générale, la France profite de ses Dom-Tom et anciennes colonies pour élargir ses capacités d'écoute au niveau global : Nouvelle Calédonie pour le Pacifique et l'Asie, Émirats, Djibouti et Réunion pour l'Afrique et le Proche Orient, Antilles et Kourou pour le continent américain. En plus de ces bases au sol, on peut reconstituer le reste de l'arsenal : Satellites Helios-1A et 1B, issus du programme d'observation spatiale Helios, placé sous l'égide de la DRM. Officiellement : l'engin Helios-1A (lancé en août 1995) prend des images haute définition en vue de la prévention des conflits. Mais Le Point révèle en juin 1998 qu'un passager clandestin, une « cartouche d'interception baptisée Euracom » a pris place à ses côtés. Fabricant : Dassault Systèmes (version confirmée par un rapport officiel de l'Assemblée en octobre 1998). But du jeu inavoué : intercepter les signaux Inmarsat et Intelsat. Helios-1B, lancé en décembre 1999, disposerait des mêmes capacités. Cerise Lors du lancement d'Helios-1A, un engin expérimental d'interception (“Cerise”) a été placé sur orbite. Le projet de gros satellite Zenon a été abandonné, affirme Guisnel, pour des raisons budgétaires. Air Les mêmes sources citent aussi des stations d'écoute emportées par « les avions de renseignement électronique Gabriel et Sarigue ». Mer La marine disposait, jusqu'en mai 1999, du Berry qui sera remplacé en 2001 par le « navire de recherches électromagnétiques le Bougainville ». Si Frenchelon semble efficace pour écouter les signaux radioélectriques ou satellitaires, la supériorité d'Echelon reposerait sur sa capacité à intercepter le trafic internet et téléphonique. Les quelque 120 satellites d'Echelon révélés par Duncan Campbell peuvent capter les relais hertziens du téléphone public européen. Et les 10 principaux points d'échanges de l'internet passent par les États-Unis, relais quasi obligatoires pour les échanges intra-européens. En revanche, on imagine mal les services français incapables d'intercepter le trafic IP transitant par les points d'échange de l'Hexagone. Le principal, le GIX, est contrôlé par l'État via Renater. Espionnage économique ou privé ? Censés servir à collecter des informations à des fins de Défense, pour prévenir les conflits, lutter contre le terrorisme et la prolifération des armes nucléaires, ces réseaux d'écoute - quels qu'ils soient - sont fortement soupçonnés d'espionnage économique. La notion d'“alliés” s'estompe : l'espionnage entre amis est devenu un sport international qui vise à garder ou conquérir des parts de marché. Enfin, le citoyen est-il visé ? Un seul détail : les écoutes pratiquées par la DGSE ne relèvent pas de la CNCIS, la commission chargé d'examiner les écoutes du gouvernement. Ensuite, la protection des données personnelles est au centre d'un bras de fer entre l'Europe et les États-Unis (voir le dossier Safe Harbor), et retourner l'argument des Européens contre eux-mêmes pourrait être une jolie tactique pour Washington... ARTICLE 2 Le Royaume-Uni au cœur du dispositif en Europe Jacques Isnard isnard@lemonde.fr Mis à jour le mardi 22 février 2000 LE ROYAUME-UNI joue un rôle central dans le dispositif Echelon. Son service de renseignement électronique, le Government Communications Headquarters (GCHQ), est un maillon essentiel de la toile tissée par la NSA (agence de sécurité américaine) dans le monde, depuis l'accord secret dit Ukusa, conclu avec les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, qui consiste en un mécanisme permanent d'échanges de renseignement de toutes natures. Installé à Cheltenham, dans le Gloucestershire, le GCHQ emploie près de 15 000 personnes à des missions offensives (le recueil et l'analyse des transmissions étrangères) et à des missions défensives (le codage et la protection des communications britanniques) dans le monde. Outre sa dizaine de centres spécialisés en Grande-Bretagne, dont la plus puissante est à Menwith Hill, dans le Yorkshire, le GCHQ a déployé des stations d'écoute au Belize (l'ancien Honduras britannique), à Gibraltar, à Chypre, à Oman, en Turquie et en Australie, tandis que sa division « Z » est spécifiquement chargée de la liaison avec la National Security Agency. COMPLICITÉ ANGLOSAXONNE Cette participation de la Grande-Bretagne au réseau Echelon d'écoutes électroniques place la plupart de ses partenaires européens dans une situation particulièrement inconfortable. Si, en effet, Echelon est bien l'outil de l'« intelligence » économique au profit du monde anglosaxon que dénoncent ses adversaires, le Royaume-Uni est dans une position « ambiguë et ambivalente », selon François-Emile Truchet, un spécialiste d'Internet : celle d'un pays européen qui espionne ses partenaires et qui peut connaître, par avance, leur argumentaire. Au point de « soulever des inquiétudes graves et légitimes » au sein de l'Union européenne, quand il s'agit d'arbitrer, à Bruxelles, entre des intérêts concurrents dans les domaines commercial, financier, industriel ou bancaire. La complicité de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis peut devenir un contentieux dans le dialogue en Europe, surtout si, comme le prétendent des experts, elle s'exerce prioritairement en direction de la France et de l'Italie. D'autant que des rumeurs font état d'une clause spéciale du traité Ukusa, selon laquelle le GCHQ serait habilité à prendre le relais des écoutes de la NSA en Europe si, d'aventure, la centrale d'écoutes américaine, dont les statuts, dit-on, interdisent les interceptions de communications privées, se voyait rappeler à l'ordre par la justice américaine. La France, de son côté, n'est pas démunie de moyens de renseignement en la matière. Ses services spéciaux, à commencer par des annexes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ont été souvent soupçonnés, eux aussi, de piller les secrets commerciaux des alliés. La DGSE dispose, en particulier, d'un organe de surveillance et d'interception, le Groupement des contrôles radio-électriques (GCR), qui exploite un certain nombre de stations d'écoute en métropole, dans les DOM-TOM et dans le monde. Ces moyens d'interception, satellitaires ou autres, sont déployés à Alluets-Feucherolles (Yvelines), Agde (Hérault), Domme (Dordogne), Mutzig (Bas-Rhin) et Solenzara (Corse-du-Sud), à Saint-Barthélemy (dans les Antilles), à la Réunion, à Djibouti et à Mayotte (en océan Indien). Après avoir désarmé le Berry en mai 1999 , la DGSE aura d'autre part, en 2001, un navire de recherches électromagnétiques, le Bougainville, armé par la marine et en cours d'aménagement, pour intercepter les émissions stratégiques, civiles et militaires d'un pays près duquel il croise. Face à des interlocuteurs imprudents ou indiscrets lors de négociations internationales, les intrusions dont le GCR est rendu responsable n'ont ni la pertinence, ni l'acuité, ni les performances des interceptions attribuées au réseau Echelon et, singulièrement, au GCHQ britannique, dont les capacités - quasi planétaires - de déchiffrage des transmissions de toutes natures, avec l'assistance des Etats-Unis, sont très supérieures. Jacques Isnard Le Monde daté du mercredi 23 février 2000